Une histoire visuelle : la Rote Armee Fraktion et ses images

 

La confrontation de la Rote Armee Fraktion et de l'État allemand a d'abord eu lieu dans un espace politique et symbolique. L'erreur tragique de la RAF et de l'État dans leur combat jusqu'au-boutiste, pour nous qui n 'en sommes pas contemporains, aura été de ne pas prendre en compte un seul instant le champ de ruines qu'ils laissaient derrière eux. Si nous ne pouvons mettre sur un pied d'égalité la RAF et l'État allemand, en raison de leurs motivations politiques radicalement différences, sur ce point précis de l'indifférence au réel, de la destruction et du sang versé, s'avère une convergence funeste.

La RAF, d'obédience marxiste-léniniste et maoïste, s'est donnée pour but la destruction du capitalisme et l'émancipation du prolétariat. Les actions violences que ses membres ont entreprises étaient fondées sur le concept anarchiste de  propagande par le fait ».Il s'agit non plus de s'adresser à la sphère publique par les moyens d'agitation politiques habituels mais d'amener le « public» à se poser la question du monde dans lequel il vit par l'irruption d'actes spectaculaires. Pour que cette « propagande par le fait » puisse être efficace, il faut avant tout qu'elle devienne visible. Il faut donc que la presse et surtout la télévision la relaient. Les destructions, les morts, les victimes réelles ne sont pas la fin des actions de la RAF mais les moyens qu'ils utilisent dans une guerre idéologique. Une action n'est réussie, au-delà des dégâts eux-mêmes, que si la population constate ces dégâts. Ces images sont censées être métaphoriques de la faiblesse de celui qui est attaqué (ici l'État allemand) malgré sa force policière ou militaire, et réciproquement de la force des combattants (ici révolutionnaires). Mais par naïveté ou inconscience, les membres de la RAF n'ont pas prévu que toute image de sang versé appelle à la solidarité avec les victimes, qu'un policier ou un militaire n'est pas juste un symbole du pouvoir que l'on peut détruire, mais qu'un policier ou un militaire abattu redevient un humain abattu.

Dans un double mouvement de déshumanisation, la RAF transformait ses ennemis en symboles à abattre, tandis que l'État transformait les membres de la RFA, et avec eux tout critique ou contestataire, en criminels patentés sans motivation politique : ce processus a abouti à une situation pathogène qui a conduit à la mort réelle de dizaines d'individus dont, cyniquement, une moitié appartenait au côté révolutionnaire et l'autre au côté de l'État, dans une égalité presque parfaite.

Mon travail, fondé sur l'utilisation d'images d'archives, interroge de manière évidente l'histoire, évidente dans ce sens où l'archive est elle-même porteuse de l'histoire. Depuis plus de cent ans, presque tous les événements importants ont été filmés, et l'histoire du vingtième siècle se confond en grande partie avec l'histoire de sa propre représentation. Parmi les grands événements historiques du siècle dernier, rares sont ceux qui comme l'histoire de la RAF peuvent être interrogés visuellement avec autant de richesse. En effet, si la masse des archives directement liées à l'histoire de la RAF est impressionnante, il est ici surtout singulier que, certains membres de la RAF étant des gens d'images ou proches des milieux artistiques et, pour certains, des figures connues de la gauche allemande, il existe de nombreuses images d'eux ou fabriquées par eux avant la RAF. Une dimension cruciale du film concernera donc le besoin d'images qu'ont éprouvé les futurs membres de la RAF : images qu'ils ont réalisées ; images qui ne leur ont pas suffi en tant qu'instruments de combat ; images qu'ils ont voulu provoquer dans l'espace public ; images que la collectivité a gardé d'eux.

 

Les images réalisées par les militants

Cette histoire est avant tout exceptionnelle par les images que l'on peut retrouver des membres de la RAF avant la fondation du groupe. Certains d'entre eux ont produit en tant que réalisateurs leurs propres films, films permettant de saisir leur engagement politique et leur espoir en la possibilité d'un cinéma militant qui interviendrait sur le réel. D'autres sont de vraies figures de l'opposition extra-parlementaire souvent interviewés par la télévision ou pour des documentaires militants. Utiliser ces images permet de dresser un portrait du contexte politique de la fin des années 60, de saisir le point de vue des futurs membres de la RAF, de comprendre leur trajectoire militante jusqu'au choix de l'action violente.

 

Ulrike Meinhof est ici la figure la plus riche et la plus complexe. Brillante étudiante, elle s'engage très tôt dans la lutte politique, notamment dans les grands mouvements antiatomiques et contre le réarmement de la RFA des années 50. À la fin des années 50, elle rejoint la rédaction de Konkret (à Hambourg), un magazine d'extrême gauche influent en Allemagne. Elle considère son métier de journaliste comme un outil lui permettant de toucher et informer le public, et de diffuser son point de vue politique. Au début des années 60, elle devient rédactrice en chef de la revue et en signe les éditoriaux. Elle devra répondre de plusieurs plaintes venant d'hommes politiques visés par ces éditos, ces procès lui apporteront une publicité certaine et l'assoient comme figure importante et légitime de la gauche allemande.

Ulrike Meinhof commence à apparaître à la télévision lors de débats télévisés sur des sujets de société. Elle y représente une extrême-gauche engagée mais « sérieuse », « responsable ». Ainsi qu'elle le déclare, la télévision lui permet d'atteindre une audience beaucoup plus large que des textes publiés dans Konkret ou dans les journaux nationaux pour lesquels elle écrit parfois. Elle considère ce médium comme un espace d'expression politique à investir pour toucher le grand public.

À partir de 1962, Ulrike Meinhof réalise plusieurs documentaires radiophoniques et en 1965, elle signe plusieurs documentaires télévisuels pour la NDR (Norddeutscher Rundfunk, Radio de l'Allemagne du Nord), service public audiovisuel basé à Hambourg. Ces films, qui décrivent les côtés négatifs et refoulés du miracle économique allemand, permettent à la fois de dresser un portrait social de la RFA, mais aussi de saisir les opinions politiques d'Ulrike Meinhof. Elle est communiste et ses documentaires épousent un ouvriérisme orthodoxe. Les conditions de travail, les travailleurs immigrés, les mécanisations des usines sont les thèmes de ses documentaires, longtemps oubliés dans les archives.

En 1967, Ulrike Meinhof quitte Hambourg pour Berlin et continue d' intervenir à la radio et à la télévision. A la fin de cette année, elle réalise un film pour la télévision berlinoise, 2. Juni 1967 (2 juin 1967), qui revient sur les événements de ce jour particulier à Berlin (lors de manifestations contre la visite du Shah d'Iran, un manifestant est abattu par un policier). Le film, d'une grande qualité, permet de saisir un changement politique chez Ulrike Meinhof. Elle s'est rapprochée de l'opposition extra-parlementaire et son marxisme se teinte de maoïsme. Ce qui est aussi singulier dans ce film, c'est qu'elle commence par utiliser une troisième personne très neutre pour conclure par un « nous » étonnant, elle se déclare ainsi donc partie prenante de la contestation en cours. De plus, et avec finesse, 2. Juni 1967 propose une analyse de la manière dont les événements ont été montrés. Ulrike Meinhof utilise plusieurs sources d'archives, principalement un documentaire plutôt engagé et des actualités télévisées, qu'elle entrelace er compare en un exercice d'analyse filmique étonnant et précurseur.

Au cours de ces années, les interviews d'Ulrike Meinhof ou ses interventions télévisées dressent d'elle-même un portrait contrasté. Si Ulrike Meinhof reste très radicale dans son opposition à la politique allemande ou internationale et exprime cette opposition avec fermeté, on peut aussi saisir certaines contradictions qu'elle n'arrive plus à gérer. Ainsi, son désir révolutionnaire est contraint à la fois par sa situation sociale (deux enfants, une vie relativement bourgeoise) et par une inaptitude à l'action (elle reste une intellectuelle). Cependant, elle se déclare toujours communiste et prône une révolution ouvrière.

En 1969, elle travaille sur son dernier film, Bambule (Mutinerie), une fiction décrivant la vie dans un foyer de jeunes femmes à Berlin. Le scénario est co-écrit avec les jeunes filles du foyer qui joueront leur propre rôle. Ulrike Meinhof pense alors que ce film peut permettre de rendre compte au public de l'archaïsme de ces institutions, mais surtout de mener un travail politique avec ces jeunes femmes pour changer leur situation. Il s'agit, pour elle, de les amener à s'exprimer sur leur situation et de les amener à s'organiser pour demander des changements. Si les jeunes filles acceptent de participer au film, elles refusent de poursuivre le travail politique que leur propose Meinhof. Le film, fini juste avant la fondation de la RAF et dont la diffusion est alors annulée (il restera invisible pendant 35 ans), marque une étape importante pour Ulrike Meinhof : avec Bambule, ses derniers espoirs qu'on puisse changer le réel grâce aux médias s'effondrent. Quelques semaines plus tard, elle décide de participer à la libération d'Andreas Baader.

Si Andreas Baader est devenu aujourd'hui la figure centrale de la RAF, il faut rappeler qu'au cours des premiers mois de l'existence du groupe, c'est Ulrike Meinhof qui en est identifiée comme leader. Que Meinhof soit alors surexposée par rapport aux autres membres de la RAF ne doit pas étonner car elle est, avant la fondation de la RAF, la plus intégrée dans les milieux journalistiques, intellectuels et politiques. Il me semble que les gouvernants ne pouvaient tolérer que quelqu'un comme elle, connue et reconnue pour sa probité, son sérieux, sa force intellectuelle... puisse participer à un groupe armé. Malgré l'acharnement des gouvernants à vouloir transformer Ulrike Meinhof en « terroriste », en monstre sans sentiment, celle-ci conservera toujours la sympathie d'une partie de la gauche allemande et internationale, au point de la transformer en victime ou en sainte, contresens qu'elle-même, qui se voulait alors combattante, n'aurait pas accepté.

 

Après des études aux Beaux-arts de Hambourg, puis une formation d'assistant caméraman, Holger Meins réussit le concours d'entrée de la toute nouvelle école de cinéma de Berlin (la DFFB, Deutsch Film und Fersehenakademie Berlin/ Académie du film et de la télévision de Berlin). Dans cette première promotion de l'école se côtoient plusieurs réalisateurs qui marqueront le cinéma allemand (pour des raisons parfois différentes), tels Harun Farocki, Wolfgang Petersen, Heike Sander ou Harmut Bitomski.

Ce qui se passera dans cette école entre 1967 et 1968 reste l'un des moments forts de la révolte étudiante allemande. Les étudiants cinéastes sont, en tant que militants individuels et en tant que groupe, parties prenantes du mouvement. Comme cinéastes, ils documentent la révolte, lui fournissent les films-tracts ou manifestes, et transforment leur école en laboratoire du cinéma militant.

Réalisé en 1966, le premier film d'Holger Meins s'intitule Oskar Langenfeld. 12 Mal (Oskar Langenfeld. 12 Chapitres). Ce court-métrage dresse le portrait d'un vieil homme marginal, pauvre et exclu, avec une grâce documentaire très rare pour un premier film. Après ce film naturaliste et formaliste inspiré par le Vivre sa vie de Jean-Luc Godard (1962), Holger Meins ne réalise plus que des films directement militants.

Il participe alors à toutes les actions de l'opposition parlementaire et crée des films-tracts, malheureusement aujourd'hui souvent disparus. Grâce à une reconstitution, existe aujourd'hui une version de son film le plus emblématique : Herstellung eines Molotow-Cocktails (Comment fabriquer un cocktail Molotov ?, 1967). Conçu comme un mode d'emploi, le ciné-tract se termine par deux plans fixes : l'un sur le livre de Régis Debray, Révolution dans la révolution, l'autre sur la façade des éditions Springer à Berlin. Appel très clair à l'usage de la violence, le film fut détruit par un militant après que la police eut vent de son existence.

Après de longues recherches, j'ai pu mettre à jours plusieurs films considérés comme perdus d'Holger Meins. Étonnement, aucun d'eux n'a été achevé. Meins, bouillonnant comme l'époque dans laquelle il vivait, n'avait jamais le temps de finir ses films, appelé par le prochain film à faire. Ces films fragmentaires sont tous des films-tracts, muets, impertinents et souvent joyeux. Par exemple, le film BZ im Klosett (Aux chiottes BZ, 1967), montre une couverture du journal berlinois BZ, puis une main se saisit du journal et celui-ci sert de papier toilette à un comédien qui se torche littéralement avec avant de le jeter dans des toilettes. C'est simple, drôle et très provocateur.

Au-delà de son travail propre, Holger Meins a participé à de très nombreux films collectifs. En effet, quelques mois seulement après l'ouverture de l'école, certains élèves décident de former des groupes de travail et tentent d'inventer de nouvelles façons de faire du cinéma. Ces films hybrides (mêlant documentaire, fiction et expérimental) documentent le mouvement en cours (des manifestations, des congrès, des entretiens avec les leaders du mouvement etc.), affirment les opinions politiques des cinéastes et essayent de proposer des solutions concrètes.

La question « Comment agir ? » revient de façon récurrente dans ces travaux, et la possibilité de l'utilisation de la violence n'est pas esquivée. Pour ces élèves, il s'agit toujours d'interroger leurs rôles de cinéastes et de révolutionnaires en même temps, et d'expérimenter leurs films comme outils servant la révolution. Dans les films qu'ils réaliseront, cela se traduira par des discussions entre eux sur ces sujets, par des captations d'actions menées à diverses occasions, par des mises en scène d'actions révolutionnaires. À voir aujourd'hui ces films où Holger Meins apparaît un fusil à la main, lorsque celui-ci dans un autre film déclare que « l'action est première », ou que l'on voit des mises en scène d'actions violentes allant jusqu'à figurer des assassinats, on ne peut qu'être frappé par l'aspect prémonitoire de ces séquences.

Les élèves non seulement réalisent des films politiques, mais cherchent aussi à changer l'école elle-même pour la mettre au service de la révolution (ils demandent l'autogestion, l'ouverture de l'école à cous, etc). Au printemps 1968, le paroxysme du conflit entre les étudiants contestataires et la direction est atteint. À la suite de manifestations des étudiants contre les lois d'urgence et l'arrestation de certains.

 

Images de la télévision

Réciproquement, il existe de nombreuses images produites pour affirmer le point de vue « officiel » sur l'histoire de la RAF, et notamment celles de la télévision. Il faut ici préciser un point important: la structure fédéraliste de la RFA, constituée de Lander aux pouvoirs étendus, rend l'organisation des liens entre gouvernements et télévisions beaucoup plus complexe que dans d'autres pays centralisés. En France, par exemple, l'existence d'un organisme comme l'ORTF, soumis directement à un ministère et pensé comme un outil politique, rend très claire la situation de vassalité de la télévision aux pouvoirs politiques.

En Allemagne de l'Ouest, un gouvernement fédéral mène la politique générale du pays. Mais une large part des pouvoirs politiques est déléguée aux différents Lander composant la nation. Chacun d'eux possède ses assemblées élues, ses ministères, sa législation mais aussi son service de Radio Télévision. Évidemment, les différents Lander pouvant être dirigés par des partis politiques d'opinions différentes, les télévisions publiques de chaque Linder expriment des points de vue politiques différents les unes des autres. De plus, existe en Allemagne une certaine tradition de représentativité des différents groupes composant la société civile. La télévision donne la parole à des pensées, à des opinions politiques parfois éloignées des pensées dominantes. Que quelqu'un d'aussi ancrée à gauche qu'Ulrike Meinhof y soit régulièrement invitée à débattre ou à produire des documentaires pour y exprimer ses critiques paraît symptomatique de cette situation particulière.

Cependant, si la situation éditoriale télévisuelle reste relativement ouverte dans les années 60, l'homogénéisation des contenus et la réduction de la liberté dont certaines chaînes ont pu bénéficier jusqu'au milieu des années 70 vont se mettre en place. Il ne relève évidemment pas du hasard qu'à chaque nouvelle campagne d'attentats de la RAF, un pas vers la standardisation des discours télévisuels est franchi.

Dès les années 60, certaines chaînes affichent déjà des points de vue très conservateurs et n'évolueront que très peu dans leurs lignes éditoriales au long des années. A contrario, les télévisions de tendance sociale-démocrate ont pu se montrer sensibles aux motivations et aux actions de l'opposition extraparlementaire (tout au moins elles ne condamnaient pas systématiquement et globalement ce mouvement), voire, ont parfois essayé de comprendre les motifs politiques de la RAF. Mais progressivement, elles se sont alignées sur la politique de condamnation sans nuance de la résistance armée et de l'extrême-gauche. Le mouvement d'uniformisation du discours télévisuel est un mouvement de la gauche vers la droite, quand bien même certaines des chaînes de tendance sociale-démocrate offriront jusqu'avant l'automne 77 quelques contre-exemples.

Lorsque j'ai découvert certaines archives télévisées allemandes de la fin des années 60, notamment celle de la NDR, j'ai été surpris de découvrir qu'il existait de nombreux documents exprimant sinon une solidarité, cout au moins une compréhension, envers l'opposition extraparlementaire. Si le choix des sujets, des interviews, des informations et leurs traitements indiquent une position éditoriale de gauche, cette ligne est surtout intéressante en ce qu'elle a permis de consacrer un temps d'antenne important aux événements liés à l'opposition extraparlementaire ou aux critiques de la politique répressive du gouvernement fédéral. Ce temps d'antenne nous permet aujourd'hui de disposer d'archives sur des moments ou des aspects du mouvement de révolte qui, d'une part, n'ont pas été traités ailleurs et, de l'autre, n'ont paradoxalement pas fait trace dans la mémoire collective.

Après la création de la RAF en 1970, les différences de traitement éditoriaux subsistent. La comparaison de deux émissions d'alors peut être éclairante. D'un côté, dans l'émission hebdomadaire Aktenzeichen XY diffusée sur la ZDF (émission où les téléspectateurs sont appelés à aider la police lors d'enquêtes policières), le présentateur dresse un portrait d'Ulrike Meinhof en terroriste dangereuse et appelle à la délation. Cette émission joue sur la peur, le danger, et présente uniquement la RAF comme un groupe criminel. De l'autre, pour l'émission Report F de la SWR (Südwestrundfunk), Franz Ait et Thomas Reimer s'interrogent sur la participation d'Ulrike Meinhof à l'action de libération d'Andreas Baader, sur le départ du groupe pour le Liban, laisse la parole aux collègues d'Horst Mahler ou encore propose un micro-trottoir aux réponses très contrastées. Si le commentaire reste critique quant à l'action de libération armée de Baader et à la formation d'un groupe insurrectionnel, il n'en reste pas moins ouvert et interrogatif et n'exprime pas de condamnation ou d'accusation.

Avec la série d'attentats de 1972, la situation se crispe. Ces attentats ont fait de nombreuses victimes et ont directement attaqué des lieux du pouvoir. À la télévision, personne n'exprime de point de vue autre que la condamnation morale des attaques. Cependant, les mois suivants, les conditions de détentions sévères des membres de la RAF emprisonnés commencent à poser problème. Si, sur la plupart des chaînes, on répond à ce problème par la répétition des points de vue gouvernementaux (« il n'y a pas de mauvais traitements dans les prisons en RFA », « cette mise en doute fait partie de la propagande de la RAF », « on ne peut pas attaquer la démocratie et s'attendre à la clémence », etc.), sur la NDR, encore, on peut voir des sujets de plus en plus critiques envers de telles conditions de détention. Évidemment, ces sujets n'expriment ni solidarité avec la politique de la RAF ni critique frontale envers les gouvernants. Il s'agit plutôt de pointer des dysfonctionnements problématiques du système pénitencier et judiciaire. Lorsque Holger Meins meurt en 1974 des suites de sa troisième grève de la faim, certaines critiques directes peuvent même être entendues. Évidemment, les critiques ne sont pas portées par les journalistes eux-mêmes, mais s'entendent dans les questions que ceux-ci peuvent poser aux hommes politiques responsables, aux interviews accordées aux défenseurs des prisonniers, à des militants contre les conditions de détention ou à des intellectuels engagés.

En 1975, l'ouverture du procès de membres principaux de la RAF, puis, en 1976, le suicide d'Ulrike Meinhof en prison, occasionneront les derniers moments où des paroles critiques ont pu se faire entendre à la télévision. Sur certaines chaînes, des intellectuels ou des personnalités ayant été proches (pour des raisons professionnelles, personnelles ou politiques) des membres de la RAF reviennent sur les motivations politiques des accusés, resituent le procès dans un contexte social et historique, critiquent parfois les modalités judiciaires exceptionnelles de celui-ci. À la mort de Meinhof, sur la NDR, des intervenants dressent un portrait contrasté de l'ancienne journaliste qui tranche avec la présentation d'une Ulrike Meinhof exclusivement « terroriste » sur les autres chaînes. Dans les deux cas, il ne s'agit jamais d'exprimer une adhésion aux motivations politiques de la RAF ou à ces actions, mais de contrebalancer le discours univoque donné par les gouvernants et les médias.

En 1977, à la suite des assassinats d'un magistrat et d'un banquier puis des événements de septembre et octobre, les discours publics, et donc télévisuels, se figent dans une univocité extrême. Tous, politiques, journalistes, chroniqueurs, policiers expriment le même point de vue avec les mêmes mots. Plus aucun espace télévisuel n'est laissé au questionnement et encore moins à la critique. En septembre 1977, lors de l'enlèvement d'Hans Martin Schleyer (ancien nazi, président de Daimler-Benz et représentant du patronat allemand) et de sa détention durant cinq semaines par un commando de la RAF, ce consensus politique devient paroxysmique. À la télévision, les hommes politiques de tout bord s'expriment face caméra pour affirmer leur détermination à sauvegarder les valeurs fondatrices de la démocratie allemande, certains demandent de nouvelles lois pour garantir la sécurité, exigent la fermeté envers les terroristes... À voir ces images aujourd'hui, nous avons l'impression d'être face à des dirigeants d'un pays en guerre.

Lorsqu'en octobre 1977, un avion allemand est détourné par un commando palestinien demandant lui aussi la libération des prisonniers de la RAF, l'aspect dramatique et international des événements gagne encore en intensité. Les télévisions enchaînent les directs, les journalistes jouent de la peur, de l'insécurité des citoyens, les politiques réaffirment leur fermeté, les figures de la droite attaquent tout ce qui à leurs yeux est libéral et donc soutient le terrorisme (les intellectuels, la gauche au pouvoir, le Chancelier lui-même, les médias de gauche dont la NDR, etc). Une telle hystérie politique et médiatique a évidemment des conséquences dans la population dont une part se montre tout aussi extrême que les politiques. Dans les micros-trottoirs de ces jours-là, les interviewés appellent au lynchage public des prisonniers. Malgré la condamnation à mort de Schleyer que l'intervention du groupe anti-terroriste dans l'avion impliquait et la mort suspecte en prison des trois leaders de la RAF, le dénouement de ce détournement d'avion est présenté à la télévision tel un happy-end libérateur. La manière dont les événements ont été écrits par les télévisions reste exemplaire jusqu'à aujourd'hui du pouvoir des télévisions à prescrire le présent.

 

Contribution à Cinéma Libertaire, au service des forces de transgression et de révolte, édité par Nicole Brenez et Isabelle Marinone, Presses universitaires Septentrion, 2015